Michel Leiris, Vivre poétiquement
la Cause littéraire
22 juin 2012
Frédéric Aribit, romancier et critique
Les Éditions des Cahiers viennent de publier leur troisième volume consacré à Michel Leiris. Avec Georges Bataille, Laure et bientôt Antonin Artaud, la collection continue d’interroger les figures majeures d’une époque, pour lesquelles la poésie se lit, bien au-delà de la littérature, comme la trace d’un impossible affronté. Rencontre avec Jean-Sébastien Gallaire, qui en dirige la publication.
Pouvez-vous nous raconter la naissance de ces ambitieux Cahiers, dont vous venez de publier le troisième numéro consacré à Michel Leiris ? Qu’est-ce qui est à l’origine de ce projet ?
Tout est né de ma découverte de Michel Leiris sur lequel j’ai longuement travaillé durant mon parcours universitaire. Au bout de sept années consacrées à l’analyse de ses seules œuvres, j’ai eu envie de poursuivre l’aventure. Il m’était difficile de me détacher de Leiris… Et j’en suis, aujourd’hui encore, bien incapable ! La fascination qu’il exerce sur moi me poursuit. En 2003, j’ai créé le site internet michel-leiris.fr.
C’était une première étape. Je participais à l’époque à l’aventure d’une petite maison d’édition créée à Nancy par des amis, Hermaphrodite. J’y ai fait mes premiers pas dans l’édition. L’idée de créer une revue sur Michel Leiris est ensuite venue progressivement. C’était le moyen idéal pour associer mon intérêt porté à Leiris et ma passion de l’édition. Le premier cahier consacré à Michel Leiris a paru en novembre 2007. D’autres cahiers, d’autres auteurs ont suivi depuis. Mais j’étais loin, à l’époque, d’imaginer l’étendue de la tâche…
Comment faites-vous pour réunir des contributeurs aux lectures parfois divergentes, ce que vous nommez les « horizons pluriel » de ces œuvres ?
Dès le départ nous avons choisi d’ouvrir les cahiers à un maximum de lecteurs possibles. Nous n’imposons aucun thème aux contributeurs. L’idée est de rassembler en un même volume tout ce qui prend comme points de départ ou d’arrivée l’écrivain et son œuvre. La plus grande part des contributions est bien entendu celle réservée aux articles critiques. Mais nous veillons également à maintenir un équilibre entre ces textes purement critiques et les matériaux littéraires et iconographiques que nous recevons. Au final, on aboutit à des lectures qui se répondent, s’opposent, se complètent, ce que j’ai pu nommer, comme vous le rappelez, des « horizons pluriels ». Il n’y a pas une seule lecture possible d’une œuvre. Toutes les approches sont les bienvenues, pour peu, bien entendu, qu’elles soient jugées pertinentes par notre comité de lecture. Par ailleurs, l’avantage avec ces séries de cahiers est que l’on peut rendre compte des lectures de manière ponctuelle. Lit-on Leiris ou Bataille de la même façon aujourd’hui qu’hier ? Je ne pense pas. La tâche que nous nous sommes fixés est, ainsi, de rendre compte de la pluralité des lectures possibles sur plusieurs années, et non dans un numéro unique.
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Pourquoi Bataille, Laure, Artaud et Leiris ? Quelle passerelle établissez-vous entre eux, qui concerne peut-être la question cruciale de la poésie ?
La première passerelle, la plus évidente, que l’on peut établir entre eux est sans doute celle de leur époque. Bataille, Laure, Artaud et Leiris ont chacun exercé une activité intellectuelle et artistique majeure pendant la période de l’entre-deux guerres, même si, pour Leiris et Bataille, elle s’est poursuivie bien après la Seconde Guerre.
Après le deuxième Cahier Leiris, paru en août 2009, j’avais envie de m’intéresser à d’autres auteurs. Le choix était évidemment assez large, mais il n’était pas question de prendre un autre point de départ que Michel Leiris. Alors le nom de Bataille s’est imposé rapidement comme une évidence. Non seulement parce que son cheminement intellectuel est inséparable de celui de Leiris (il suffit de penser au Collège de sociologie), mais aussi parce que Bataille occupe une place essentielle, quoi qu’on en dise aujourd’hui, parmi les penseurs qui ont façonné le siècle dernier. (On a tous en mémoire la phrase de Michel Foucault : « On le sait aujourd’hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle ».) Avec Bataille et Leiris, Laure façonne le troisième sommet de ce que l’on peut nommer une communauté sacrée, secrète. Maurice Blanchot parle à leur sujet de « communauté inavouable ». Laure fut une amie très proche de Michel Leiris, et la compagne de Georges Bataille jusqu’à la fin de sa vie en 1938. Au même titre que Leiris, Laure fut pour moi une révélation. Elle est, aujourd’hui, à peu près complètement tombée dans l’oubli. Le premier cahier qui lui est consacré, qui paraîtra en novembre prochain, est une manière, à notre échelle, de lutter contre cet oubli. Pour Artaud, j’avais également en projet depuis quelque temps de lui consacrer une série de cahiers. Les choses se sont un peu accélérées au mois de janvier dernier, peu de temps après la sortie du premier Cahier Bataille. Alain Jugnon, un ami de Michel Surya, m’a contacté pour me proposer ce projet. J’ai accepté sans hésiter. Artaud a fréquenté pendant les années 1920 Michel Leiris, à l’époque du « cénacle de la rue Blomet » qui rassemblait, autour de Masson et Miró, de jeunes artistes, intellectuels et écrivains. La plupart d’entre eux rejoindront ensuite le mouvement surréaliste.
Et puis, bien sûr, vous avez raison, il y a tout ce questionnement autour de la poésie, sa quête constante chez Leiris, comme un alchimiste à la recherche de la pierre philosophale, son dépassement chez Bataille, nourrie d’une « haine » motrice, son expression hallucinée et hallucinante chez Artaud, qui apparaissent comme une passerelle essentielle entre eux. Peut-être un peu moins pour Laure qui, même si elle a écrit de nombreux poèmes et fragments, ne peut être rangée dans la « case » écrivain. Laure, qui a toujours refusé d’être publiée de son vivant, se situe au-delà de toute littérature. Elle la dépasse, la transgresse dans son exigence absolue de communication. Mais on demeure, là encore, dans l’appréhension de l’un des enjeux majeurs de la poésie : sa possible, ou non, réalisation. Il faut rappeler, d’ailleurs, puisque vous me posez la question des « passerelles », que le premier texte de Laure, le Sacré, fut publié par Georges Bataille et Michel Leiris.
S’agissant de ce numéro Leiris, plusieurs contributions reviennent précisément sur son rapport à la poésie. Pouvez-vous nous présenter en substance les questions que soulèvent ces articles ?
A vrai dire, chaque Cahier Leiris publié revient en partie sur les rapports de Leiris à la poésie. Ce numéro trois ne fait pas exception. Plusieurs textes qui portent sur les relations de Leiris à ses contemporains (André Masson, Walter Benjamin…) y reviennent. Dans « Leiris main à plume », Lucile Gobet évoque les rapports parfois complexes que Leiris a entretenus avec le mouvement surréaliste en analysant comment il a combattu ce qu’elle nomme la « théologie négative » de la littérature : l’illusion surréaliste de détruire la littérature à coups de poèmes. Joseph Mwantuali analyse de son côté le poème « Avare » de Leiris, publié dans Haut mal, pour rendre compte de son « code d’écriture » comparé à une « mystique du langage ». Je pourrais citer d’autres contributions tant la plupart reviennent, de près ou de loin, sur ce rapport de Leiris à la poésie. Mais je ne voudrais pas assouvir votre soif de curiosité…
Quel est, au fond, son rapport à la poésie ? En quoi celle-ci a-t-elle été déterminante plus encore que dans son œuvre, dans sa démarche « ethnopoétique » (Michel Beaujour), voire « anthropopoétique », jusqu’à le voir fonder une véritable mystique du geste poétique qui touche aussi à son expérience de l’amitié (avec Masson, Bataille…) et de la communauté ?
L’approche de la poésie est l’une des questions cruciales de l’œuvre autobiographique, ethnographique et poétique de Michel Leiris. L’ensemble peut être appréhendé comme un métadiscours traitant de l’outil poétique et qui tend à s’interroger sur ce qu’est, au fond, que la poésie ou être un poète. On en revient toujours à ce double questionnement. Leiris a été continuellement travaillé par une double tension : l’appréhension de la mort et la quête de la poésie, qui n’a jamais cessé d’être son « intérêt majeur » et la « clef de voûte de [son] système de valeurs ». Alors, forcément, cela a influencé sa propre quête autobiographique menée en partie dans les quatre tomes de la Règle du jeu. Ce que vous qualifiez, à juste titre, de « mystique du geste poétique » provient sans doute de la hauteur du rang auquel Leiris hausse le poète. Le poète est pour lui un être en marge de la société. La poésie, écrite, vécue, offre, à l’instar du mythe, une possibilité de « mise en dehors du commun » (Biffures). Elle est possibilité d’une fuite, d’une « évasion » du contexte social. C’est parce qu’il devine en la figure du poète un « éternel séparé », qui vise à « se retrancher », à « s’isoler de l’ordre des choses », que Leiris a privilégié le genre poétique. Bien entendu cette position du poète a considérablement modifié son expérience de la vie en société. Mais pas uniquement : tout se passe un peu comme si Leiris avait désiré, en privilégiant la voie de la poésie, à la fois s’éloigner du temps de son enfance, et se retrancher du temps des adultes. L’identité religieuse que Leiris assigne au poète participe de cette tentative : le temps de la création poétique est un temps « sacré » par rapport au temps « profane » de l’existence quotidienne. C’est en ce sens, selon moi, qu’il faut comprendre l’expression « activité de vacances » qui qualifie pour Leiris le temps d’exercice de la poésie : « […] la poésie reste pour moi une activité de vacances (en ce sens qu’elle est passage à autre chose comme le sont les vacances). Constamment, je suis en quête du moment privilégié, un peu comme l’écolier attend l’époque où tous travaux fastidieux seront suspendus. » (Journal 1922-1989, 24 août 1979). La poésie est, non seulement « passage à autre chose » mais passage à un autre ordre : l’ordre du profane vers celui du sacré.
« Vivre poétiquement », dit-il dans la Règle du jeu. C’est une question qui le travaille profondément, jusqu’à le voir écrire : « j’ai voulu me construire une poétique et une éthique imbriquées l’une dans l’autre et capables, sans divergences, de me guider en tous domaines ». De quoi se constitue chez lui cette éthique du langage ? En quoi est-elle redevable d’une certaine trajectoire, marquée par Raymond Roussel et le surréalisme, et d’une certaine époque ? En quoi s’en détache-t-elle également ?
Chez Michel Leiris, la quête de la poésie s’accompagne effectivement d’une quête de la condition poétique censée lui révéler les moyens de « vivre poétiquement ». Il existe pour lui plusieurs façons de « vivre poétiquement » : « […] avoir une vie vide en expériences poétiques (ce qui touche à l’illuminisme et est, en somme, le propos du surréalisme) ; avoir une vie telle que son récit ultérieur présentera un caractère poétique (ce qui revient à dire : telle que cette vie sera légende) ; vivre selon la signification humaine de la poésie (rupture des limites imposées par la société, autrement dit : liberté passionnelle, révolution, etc.). » (Journal 1922-1989, 28 septembre 1963). Refusant de choisir entre le genre poétique et la notion, chère à Jean-Paul Sartre, d’engagement littéraire, Leiris aspire à la fusion de leur double exigence en un « unique système » qui jouerait pour lui les rôles de « code de savoir vivre » et d’« art poétique ». Tout l’enjeu de la Règle du jeu réside dans cette combinaison, à laquelle l’auteur ne cessera jamais de prétendre, sans jamais éprouver le sentiment de sa réussite. Dans ces quatre tomes, Leiris, en ce qu’il nomme une « quadrature du cercle », souhaite découvrir la « règle » de son « jeu » littéraire. L’enjeu consiste alors à parvenir à une sorte de formule qui lui permettrait de « fondre en un unique système le code de [son] savoir-vivre et [son] art poétique ». Dans Fibrilles, Leiris dresse par exemple une liste de huit règles, sortes de tabous ou d’interdits qui apparaissent aussi bien comme le fondement d’un « art poétique » que celui d’un « savoir-vivre ». C’est ce « code à la fois littéraire et moral » qui va définir le poète. En rédigeant cette « règle », Leiris en vient à la conclusion que « c’est l’homme qui compte, avec l’usage qu’il fait du langage, éventuellement ce qu’il en pense, et non le langage lui-même ». Il prend conscience qu’il ne peut soustraire du langage aucune règle de conduite, aucune « morale spécifiquement “professionnelle”, puisqu’il est chose de tout le monde, et puisqu’en fait il n’est qu’un intermédiaire bon à toutes les besognes, les pires comme les meilleures » (Fibrilles).
Dans ses glossaires, Leiris, en une formule qui lie l’art d’écrire au sacré, définit en ces termes la littérature : « ton rite et ton rut, ton râle et ta lutte… ». La poésie, née de tensions, est vécue telle une « lutte » dans le sens où la fonction qui lui est assignée est d’« imposer une règle au chaos ». Seule la poésie semble autoriser l’espoir d’une victoire non contre la mort, inéluctable, mais contre la pensée que celle-ci engendre. Leiris n’eut de cesse de charger la poésie d’« introduire une logique là où il n’y en a pas ». Ce n’est pas un hasard si le mot qu’il préfère entre tous est le verbe « transcender », qu’il définit comme « s’élever au-dessus du circonstanciel » : n’est-ce pas, avant tout, ce qu’il attend de la poésie ?
Cette éthique personnelle est-elle redevable d’une certaine trajectoire, d’une certaine époque comme vous dites ? On peut le penser, mais il ne faut pas perdre de vue que Leiris n’a participé que cinq ans au mouvement surréaliste (de 1924 à 1929), et qu’il a continué à écrire jusqu’à ses derniers jours, en 1990. Sa réflexion portée au langage, à la poésie, au sacré, a traversé le siècle. La poésie est ce qui inaugure et clôt son œuvre : de Simulacre en 1925 (réalisé avec André Masson) à Images de marque en 1989.